Sunday, September 17, 2006

Un Développement Copié-Collé ?

Depuis la consécration (dans les années 1950) de l'Economie du Développement comme branche à part entière de l'Economie (au sens de science, c'est-à-dire de Economics) les débats continuent pour savoir quelles sont les conditions de réussite de stratégies de développement inspirées de l'extérieur. Pour plus d'information sur les leçons que nous a appris cette branche, il n'est pas inutile de se référer à Irma Adelman [2000]. Le propos se rapportera plutôt ici à ceux que nous voudrions adopter comme modèles d'inspiration. Est-ce que nous connaissons vraiment ceux que nous choississons comme modèles. Parce que peut-être, nous avons là une des causes de notre non-développement, nous voyons des réussites ailleurs, mais comme nous ne savons pas réellement comment ces modèles font, notre démarche de copier-coller est indéniablement vouée à l'échec.
Une illustration de cette ignorance de ce qui se fait et/ou de ce qui se passe ailleurs est donnée par l'article dans Le Quotidien de ce vendredi 15 septembre 2006 dans sa rubrique Politique : " Faire de Madagascar un pays émergent à l’horizon 2015. Dans cette analyse (selon le terme utilisé par l'auteur lui-même), deux principaux points méritent une attention particulière. Le premier concerne ces quelques pays d'Asie pris comme modèles de réussite grâce à la bonne gouvernance, ... suivant des recommandations des institutions internationales comme la Banque Mondiale (donc : selon une approche orthodoxe) et cela depuis trois décennies. Le second point a trait à l'ouverture de Madagascar vers l'extérieur (à travers l'adhésion aux groupements régionaux : la Southern African Development Community - S.A.D.C. en particulier), qui selon l'auteur est une bonne chose au vu de la réussite des pays de l'Asian Southeast Nations Association - A.S.E.A.N. ayant bénéficié de la présence de Singapour dans ce regroupement. Au risque de décevoir quelques uns, ce n'est pas l'existence de l'A.S.E.A.N. (et donc le fait d'y adhérer) qui a permis le développement de l'Asie orientale. De plus, ces pays n'ont pas du tout suivi le schéma de développement tel qu'il est conçu par les institutions internationales. Les insuffisances du journaliste nous offrent ainsi une occasion de porter un regard sur cette région passionnante qu'est l'Asie du Sud-Est (car c'est aussi une des raisons d'être de ce blog, pour rappel)
I. L'Asie : un développement hors schéma orthodoxe
Il n'est pas conforme à la réalité de penser que les pays asiatiques ont adopté les démarches de l'orthodoxie pour suivre le développement et qu'ils ont, pour ce faire, suivi les recommandations de la Banque Mondiale.
La dynamique économique de l'Asie est inspirée par ce que Kaname Akamatsu [1962] a théorisé : le Flying Geese - F.G. Model (ou stratégie de vol d'oies sauvages). Le modèle consiste en une industrialisation progressivement étayée par des séquences de diversification pour une mise en place d'activités industrielles plus complexes. La stratégie diffère des schémas des orthodoxes puisqu'elle comporte entre autres des éléments de guidage du processus de développement par la puissance publique : une protection de l'agriculture ; une économie administrée (avec une planification, des déclarations publiques sur les stratégies) fondée sur une accumulation interne forte, sur des acteurs locaux actifs, organisés de façon oligopolistique tant dans l'industrie que dans la finance ; ... Cette stratégie a été celle du Japon, copiée par la Corée puis copiée aussi, totalement ou partiellement, par les économies émergentes de la région. La séquence montre qu'il a fallu plus que trois décennies pour que les diverses économies émergentes parviennent au rang de celles des pays à revenus intérmédiaires, ou dépassant le seuil d'activité industrielle permettant de les qualifier de Nouveau Pays Industriel - N.P.I. (de première génération N.P.I. 1 ou les 4 Dragons : Corée, Taïwan, Hong Kong, Singapour ; de seconde génération N.P.I. 2 ou les Tigres : Indonésie, Malaysie, Philippines, Thaïlande). Toutes ces économies sont très protectionnistes les éloignant encore plus des schémas orthodoxes, à l'exception notable de Singapour et de Hong Kong voués à l'ouverture avec leur statut de Cité-Etat, mais comme le soulignent très bien David Hoyrup et Jean-Christophe Simon [2002, p. 4], ces deux cas ont un " caractère exemplaire " limité.
Sur le plan doctrinal donc, les orthodoxes n'ont pas inspiré les pays émergents d'Asie. Cela ne signifie pas que les institutions internationales n'ont pas essayé d'introduire leur vision des choses. La publication du rapport spécial de la Banque Mondiale en 1993 a, dans cet ordre d'idées, jeté le trouble quant à l'analyse de la réussite asiatique [World Bank : 1993]. Le débat cristallisé par cette publication a porté autour de l'intensité du straddling entre pouvoirs économiques et politiques (l'intervention de l'Etat dans l'orientation et l'encadrement de l'économie surtout l'industrialisation, ...). Depuis ce rapport, les politiques volontaristes des pays d'Asie, par lesquelles ils ont pourtant accédé à un stade de développement très avancé, sont de plus en plus mal acceptées et doivent faire face aux éxigences des institutions internationales en matière de libéralisation et de déréglementation. Or, cette introduction des approches orthodoxes n'a pas causé que des bienfaits car a constitué un des facteurs de la grave crise de 1997 ayant frappé l'Asie du Sud-Est. En effet, la libéralisation financière proposée par les institutions internationales s'est faite dans un contexte de tradition de garantie publique, de faiblesse des règles prudentielles, ... [Ph. Hugon : 2000]. En clair, les préconisations des institutions internationales n'ont pas du tout tenu compte des caractéristiques de ces pays qui avaient été pourtant positives jusque là pour eux. Lors de l'éclatement de la crise, les politiques interventionnistes ont retrouvé une certaine actualité. La reprise Est-Asiatique a été possible grâce en grande partie à l'Etat mettant en oeuvre des politiques budgétaires expansionnistes, soit une sortie de crise différente de celle envisagée par les institutions internationales [Ph. Hugon : 2001].
Bien sûr, tout n' a pas été positif dans le développement des pays de l'Asie du Sud-Est. Nous pouvons citer par exemple l'opacité des structures de governance que tout le monde a constaté tardivement lors de la crise [J. Sgard, L. Cadiou, M. Aglietta, A. Benassy-Quéré : 1997]. En passant, cela prouve une fois de plus encore que cette région n'a pas suivi les préceptes orthodoxes des institutions internationales. D'ailleurs, les préceptes orthodoxes de ces institutions sur la gouvernance, transparence, ... ne peuvent pas avoir influencé ces pays dans leur processus de développement lancé depuis des décennies car ces préceptes n'ont commencé à être définis par ces institutions que vers le milieu des années 1990. Rappelons que c'est en 1992 que la Banque Mondiale [1992] a parlé pour la première fois de governance. Par ailleurs, l'interaction entre préconisations des institutions internationales en termes de gouvernance et politiques publiques des pays de l'Asie du Sud-Est s'est faite d'abord dans le sens partant de ces derniers. Cela veut dire que l'exemple asiatique a fortement influencé les courants de pensée orthodoxes en conduisant à l'émergence des courants néo-institutionnalistes (avec des penseurs comme Stephen Knack, Philip Keffer, ...). En effet, l'observation faite sur l'Asie a inspiré ces derniers à replacer l'Etat et les institutions dans la construction intellectuelle sur le développement. Au niveau des institutions internationales, la réflexion de la Banque Mondiale sur les institutions est arrivée à maturation en 1997 et reflète cette redécouverte de l'Etat comme acteur du développement (inspirée au moins en partie par l'exemple asiatique) avec la publication de son World Development Report (ou Rapport sur le Développement dans le Monde) [World Bank : 1997].
II. L'A.S.E.A.N. : un exemple non pertinent en termes d'intégration
Nous allons maintenant séparer la question de l'ouverture de Madagascar et celle de la référence à l'A.S.E.A.N. pour ce faire. En effet, que Madagascar adhère aux regroupements régionaux est une chose mais qu'il copie les pays de l'A.S.E.A.N. pour motiver cette ouverture en pensant que l'A.S.E.A.N. a permis le développement (une transformation de la région selon Le Quotidien) de ses pays membres, en est une autre.
Il faut se souvenir que la principale raison d'être de l'A.S.E.A.N. aujourd'hui comme hier est avant tout politique. L'Asie a été dans les années 50 et 60 le théâtre de conflits notamment dûs à l'expansion communiste et ses soubresauts : guérillas en Malaisie et aux Philippines, révolution culturelle en Chine, guerre au Viet-Nam, ... Pour faire face à cette progression, les U.S. ont appuyé les changements de régime (Suharto en Indonésie, Marcos aux Phillipines) dans un premier temps. Et dans un second temps, les U.S. ont incité à la solidarité régionale face au bloc communiste, débouchant à la création d'une réunion de nations. L'A.S.E.A.N. est donc née en 1967, en prolongement de la South East Asian Treaty Organization - S.E.A.T.O. (ou Organisation du Traité de l'Asie du Sud Est). La genèse anticommuniste de l'A.S.E.A.N. est conforme à la strategy of containment des U.S. dans cette région et à ce qui allait devenir par la suite la Guam doctrine (lancée par Nixon en 1969). Au fil du temps, la considération politique est toujours perceptible. Par exemple, l'adhésion de la République Socialiste du Viet-Nam à l'A.S.E.A.N. en Juillet 1995 n'est que le reflet de la reprise des relations diplomatiques ce pays avec les U.S. intervenue quelques semaines auparavant. Voilà pourquoi Jacques Ternier a écrit : " contrairement aux intégrations régionales des années 1980 et 1990, l'intégration de l'Asie du Sud-Est (...) a pour principale motivation la sécurité stratégique et non les échanges commerciaux " [2003, p. 147].
Sur le plan purement économique, l'A.S.E.A.N. est très discrète dans cette région dont l'une des caractéristiques est qu'elle s'apparente à une véritable mosaïque économique où se côtoient des pays parmi les plus pauvres du monde (Cambodge, Laos, Myanmar) avec ceux figurant parmi les plus riches (Singapour). Les intentions affichées dans la Déclaration de Bangkok en 1967 (objectifs d'accélération de la croissance, de progrès social, de développement culturel au moyen d'actions communes, ...) sont restées pendant longtemps lettre morte. Pour illustrer l'oubli des préoccupations économiques, ce n'est qu'en 1976 (Sommet de Bangui) par exemple, qu'un timide reveil est constaté en vue de renforcer la coopération industrielle. En fait, l'A.S.E.A.N. constitue un bon cas où la nuance entre les mots régionalisation et intégration régionale a toute sa pertinence. Précisons que la régionalisation fait référence essentiellement à l'intensification des flux (flux commerciaux, flux des capitaux, ... ) au sein de la zone, tandis que l'intégration régionale a trait à la fois à une intensification des flux mais aussi à une construction institutionnelle [P. Berthaud : 2001]. La différence entre le périmètre factuel et le périmètre institutionnel du processus de régionalisation en Asie fait que l'A.S.E.A.N. ne permet pas du tout d'appréhender cette région.
Il y a bel et bien un processus de régionalisation en Asie, mais ce n'est pas le fait de l'A.S.E.A.N. pour autant. Un facteur explicatif de ce régionalisme est que de longue date, l'Asie Orientale et ses composantes ont été intégrées dans des réseaux économiques multiples. Ces réseaux peuvent être de proximité comme les réseaux commerciaux chinois implantés depuis des millénaires, les réseaux financiers organisés autour de la diaspora des communautés chinoises [G. S. Redding : 1993]. Il y a aussi les réseaux sur de longues distances faisant de la région un carrefour des impérialismes européens, japonais et nord-américains depuis l'ère coloniale. Mais la régionalisation incombe surtout à la stratégie des firmes qui investissent dans les pays de la région. Et encore, ce sont les firmes japonaises (notamment avant 1997) et celles des N.P.I. 1, c'est-à-dire essentiellement des firmes hors-A.S.E.A.N. (à part celles de Singapour) qui jouent le rôle moteur de cette régionalisation [D. Hoyrup, J.-C. Simon : 2002]. La logique de ces Foreign Direct Investment - F.D.I. (ou Investissement Direct Etranger - I.D.E.) est double : une implantation sur les marchés locaux pour contrer les réglementations protectionnistes en produisant localement (soit une logique contraire à celle d'une intégration) et une logique de délocalisation pour réexportation à partir de pays d'accueil détenant un avantage comparatif (ressources naturelles abondantes, main-d'oeuvre mobilisable, ...). Ainsi, avons-nous, non une intégration tirée par l'A.S.E.A.N., mais une régionalisation de facto en Asie.
En conclusion
Pour terminer, il est indéniable que les pays d'Asie du Sud-Est fascinent et peuvent inspirer (au moins dans une certaines mesure, sans pour autant inciter à faire une copie intégrale) dans la recherche de stratégies de développement. La réussite des pays de cette région ne vient pas des recommandations de la Banque Mondiale. Loin s'en faut. Cette réussite ne vient pas non plus de l'adhésion à l'A.S.E.A.N. pour certains d'entre eux. Le formidable développement de la région avant la crise de 1997 n'est pas le fait de cette organisation, ni la reprise post-crise. En fait, une conscientisation pour une vraie intégration a été constatée au moment de la crise. C'est dans ce cadre que la " Vision 2020 " pour l'A.S.E.A.N. en matière de développement, de lutte contre la pauvreté, ... a été adoptée en 1997. Pour la première fois, une terminologie proche de celle utilisée dans l'intégration européenne apparaît avec des programmes d'infrastructure de transport, l'interconnexion des réseaux de télécommunications, des projets de gazoduc trans-A.S.E.A.N., ... Mais les vraies avancées en termes d'intention de coopération régionale dépassent le cadre de l'A.S.E.A.N. comme le montre la multiplication des sommets informels de l'A.S.E.A.N. + 3, c'est-à-dire les dix membres avec le Japon, la Corée, la Chine, confirmant une fois encore le non-chevauchement des espaces d'intégration institutionnalisée et des espaces de régionalisation. Nous parlons d'intention de coopération régionale car finalement, dès que les effets de la crise se sont estompés, le caractère individualiste et nationaliste (empêchant les nations de céder une partie plus ou moins importante de leur souveraineté), les vieilles rivalités et les concurrences (notamment entre les N.P.I. 2 et la Chine) ont repris le dessus balayant définitivement l'idée que l'A.S.E.A.N. (a permis) permet le développement de l'Asie.
Références
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