Saturday, October 21, 2006

Compter : un Acte Politique

"Compter a surtout servi dans l'histoire (…) à des objectifs de gouvernement" écrit Bruno Lautier [2002, p. 144]. Cette affirmation est d'autant plus vraie quand nous parlons de l'évaluation du niveau de la pauvreté au sein de la population d'un pays comme Madagascar. A l'occasion de la journée mondiale de l'éradication de la pauvreté, un membre du Gouvernement Malagasy a avancé (cf. L'Express de Madagascar ; Madagascar Tribune) que le taux de pauvreté à Madagascar est de 78%. Au-delà du caractère effarant du chiffre, cette déclaration qui fait écho à notre précédent post (La Bonne Voie ?) nous incite à faire quelques réflexions sur les chiffres sur la pauvreté.
1. La vérité sort de la bouche des policy makers
Lorsque nous sommes en présence d'un pays pauvre, la qualité des données statistiques est souvent sujette à discussion. Concernant Madagascar plus particulièrement, des investissements statistiques lourds ont permis d'avoir de nettes améliorations du système d'information statistique depuis une dizaine d'années. En fait, ces améliorations ont été impulsées surtout par des programmes et projets étrangers d'appuis à l'Instat. Parmi ces derniers, citons le projet Madio (phase I : 1994-1999 ; phase II : 1999-2001). C'est ce projet [F. Roubaud : 2000] qui a posé les jalons des principales enquêtes permettant une meilleure quantification du phénomène de pauvreté (enquête emploi ; enquête 1-2-3 ; enquête santé-éducation-transferts ; enquête trajectoires biographiques ; enquête observatoires ruraux ; ...). La Cornell University joue également un rôle important dans l'amélioration de l'étude du concept de pauvreté, grâce au Cornell Food and Nutrition Policy Program - C.N.F.P.P. qui a appuyé le projet Ilo. La contribution de ce dernier est surtout perceptible au niveau de l'analyse de la pauvreté en milieu rural.
Cela ne veut pas dire que tout va pour le meilleur des mondes. Nous remarquons que les établissements publics ayant une gestion proche de celle d'une entreprise privée comme l'Instat ou encore les autorités ayant une certaine indépendance comme la Banque Centrale de Madagascar - Bcm arrivent à fournir des données plus ou moins à jour. Par contre, les services qui relèvent directement de l'Etat, comme ceux du Ministère de l'Economie, des Finances et du Budget - Mefb n'offrent pas (du moins en ligne) des bases de données mises à jour. Bien sûr, depuis 2003, les données sur la pauvreté figurent annuellement dans les multiples rapports de mise en oeuvre du Poverty Reduction Strategy Paper - P.R.S.P. (ou Document de Stratégie de Réduction de Pauvreté - D.S.R.P.) [République de Madagascar : 2004a ; 2004b ; 2005a ; 2005b ; 2006]. Toutefois, comme leurs noms l'indiquent, ce sont des rapports annuels publiés au milieu de l'année (en juin ou juillet). Cela signifie qu'à un instant précis, le public ne dispose pas de données exactes sur la pauvreté. Voilà pourquoi, l'adage bien connu des techniciens Malagasy : " le chiffre officiel est celui avancé par le Président ", reste toujours d'actualité. Quand un membre du Gouvernement annonce que le taux de pauvreté est en ce moment de 78%, il est difficile de remettre en cause ce chiffre à moins bien sûr d'un démenti émanant d'une autre autorité au rang hierarchique plus élevé. La véracité du chiffre semble d'autant plus ancrée qu'il a été avancé à l'occasion d'une cérémonie officielle spécialement consacrée à la pauvreté.
2. La poverty line correspond souvent à une rentabilité politique
Quand la pauvreté s'est imposée dans l'agenda international avec ce qu'il convient d'appeler les nouvelles stratégies internationales de réduction de la pauvreté [J.-P. Cling et les autres : 2003], la quantification du phénomène de la pauvreté, grâce à des indicateurs qui se veulent pointus, a pris une autre dimension. De plus, à l'instar de ce que nous enseigne la typologie (inputs, outputs, outcomes, impacts) d'Alain Brilleau [2004, p. 54], ces indicateurs se sont sophistiquées au fil du temps. Toutefois, malgré ces avancés qui accompagnent les apports académiques pour élargir le concept de la pauvreté, il est plus pratique d'adopter une vision unidimensionnelle en gardant les indicateurs monétaires. Une question qui fait l'objet d'enjeux politiques concerne la fixation de la poverty line (ou le seuil de la pauvreté). La poverty line part de l'idée de valorisation monétaire de la consommation au-dessous de laquelle se trouve le pauvre. La proportion de la population en dessous de ce seuil est donnée par l'incidence de la pauvreté (ou taux de pauvreté). Ce seuil est loin de faire le consensus essentiellement à cause des désaccords sur le panier de consommation à la base du calcul. En fait, la question du seuil constitue l'enjeu politique le plus évident dans l'évaluation de la pauvreté.
La fixation de la ligne de pauvreté invite à se déplacer dans un langage bureaucratique beaucoup plus manipulable politiquement que la conceptualisation sur le plan plus académique. Selon la Banque Mondiale [2001 : p.23], " il arrive que les dirigeants désireux de donner à leurs interventions le plus large impact quantitatif possible soient tentés d'aiguiller les ressources consacrées à la lutte contre la pauvreté vers les sujets les plus voisins du seuil de pauvreté, et donc les moins pauvres ". En général, il est politiquement rentable de fixer le seuil à un niveau assez élevé. Toute action publique de réduction de la pauvreté produirait de résultats rapides. Bien sûr, dans ces conditions, il n'est donc pas surprenant de voir une discordance importante entre la perception de la pauvreté par la population et l'analyse quantitative de ce mal public. Pour l'exemple des propos du Ministre, le bénéfice politique de cette affirmation aurait été évident si nous nous trouvons en début d'une mandature. Aussi pourrions-nous dire que cette déclaration constitue un mauvais calcul politique. Cela dit, en laissant de côté les intentions et motivations du Ministre, le contenu même de la déclaration peut-être considérée comme la preuve d'une certaine incompétence ou un aveu d'impuissance.
3. L'indicateur le plus favorable (politiquement parlant) est le plus utilisé
Au-delà de la question de seuil, la conceptualisation des indicateurs de pauvreté fait aussi face à un certain biais dans leur utilisation. Les indicateurs autres que l'incidence de la pauvreté sont souvent mal exploités. Par exemple, l'Indicateur de Pauvreté Humaine - I.P.H., qui tente de rassembler les différents aspects de dénuement (comme les privations, les exclusions d’une partie de la population, …) fait une brève apparition dans le P.R.S.P. de Madagascar dans sa version initiale de 2003. L'I.P.H. figure bel et bien parmi les indicateurs d'impacts qui devraient faire l'objet d'un suivi annuel [République de Madagascar : 2003, p. 142]. Pourtant, dans les multiples tomes des rapports de mise en oeuvre de ce document [cf Sta], l'I.P.H. a complètement disparu comme si l'idée de départ estimant qu'il est intéressant de suivre cet indicateur est devenue tout d'un coup désuète. Une explication possible de l'oubli de cet indicateur est l'incapacité de l'Instat à le produire. Mais celle-ci est peu plausible vu que cette institution a pu calculer l'I.P.H. dans le passé (de 1997 à 2001). Une autre hypothèse est qu'il est rentable sur le plan politique de se contenter du taux de pauvreté avec des améliorations de quelques points annuellement au lieu d'un I.P.H. qui peut regresser malgré la diminution du taux de pauvreté.
S'il y a un indicateur peu populaire, c'est bien l’indice Foster-Greer-Thorbecke (ou indice F.G.T.) [J. E. Foster et les autres : 1984]. Cet indicateur permet d'avoir une idée de la distribution du revenu parmi les pauvres et accorde davantage de poids aux revenus des pauvres. En clair sur le plan académique, la pertinence de cet indicateur n'est pas à douter. Pourtant, il a du mal à s'imposer chez les praticiens du développement. L'impopularité de l'indice F.G.T. ne se situe pas uniquement chez les policy makers, elle est perceptible aussi au niveau des institutions internationales qui promeuvent les stratégies de réduction de la pauvreté. Cette situation est expliquée par Jean Gadrey [2002, p. 45] : "Les grands indicateurs économiques et sociaux (…) font aussi partie, avec d'autres éléments de notre environnement informationnel, de ce qui structure nos cadres cognitifs, notre vision du monde, nos valeurs et nos jugements. La domination de fait de certains d'entre eux n'est donc pas neutre. Elle est portée par des acteurs dominants, contestée par des acteurs dominés". La domination est ici portée par la Banque Mondiale (notamment) qui se montre même très réticente à la question de recourir aux indicateurs plus élaborés comme le témoigne l'article de Jean Baneth [1998], ancien directeur économique de la Banque, critiquant systématiquement ces indicateurs et leurs inspirateurs. Selon une hypothèse soutenue par les auteurs comme Bruno Lautier [2002], dans sa quête de légitimité, la Banque veut privilégier "les moins pauvres des pauvres". Une telle option néglige toutefois les questions des inégalités. En effet, une action en faveur des moins pauvres réduirait l'incidence de la pauvreté mais risque de dégrader des indicateurs comme l'indice F.G.T. du fait de l'aggravation de l'écart entre moins pauvres et plus pauvres.
4. La bonne voie ?
Si nous reprenons notre simulation dans le précédent post (La Bonne Voie ?) en prenant en compte le chiffre de taux de pauvreté de 78% annoncé pour l'année 2006, nous avons le graphique suivant où la courbe verte traduit l'évolution du taux de pauvreté au cours de ces 3 dernières années ; la courbe en bleue représente les objectifs affichés sur l'évolution de ce taux ; la courbe en rouge donne ce que serait l'évolution de ce taux si la performance en termes de croissance économique reste la même que celle de 2003-2006. La simulation reprend donc le Scenario II, mais le taux de 78% pour cette année 2006 déplacerait le taux pour 2015 à 52.88% et aggraverait encore plus l'écart avec l'objectif de 36.8% pour 2015 (objectif pourtant déjà revisé lors de la révision du P.R.S.P. en 2005).

En tout cas, que ce soit par rapport aux réalisations des dernières années ou en regardant notre simulation, la tendance de l'évolution de la pauvreté n'atteint pas les objectifs recherchés. La seule exception concerne l'année 2005. Toutefois, il y a une explication à la situation meilleure de la pauvreté par rapport à l'objectif pour cette année 2005. En fait, l'objectif pour 2005 tracé sur le graphique est déjà l'objectif revisé. Le dépassement de cet objectif est donc virtuel car si nous retenons l'objectif initial (du P.R.S.P. de 2003), nous aurons une situation réelle peu reluisante (différences de quelques points) par rapport à cet objectif initial.
Références
Baneth Jean (1998), " Les Indicateurs Synthétiques du Développement ", Futuribles, N°231, Mai, pp. 5-27.
Banque Mondiale (2001), Rapport sur le Développement dans le Monde 2000/2001 : Combattre la Pauvreté, Banque Mondiale – Eska, Washingon – Paris.
Brilleau Alain (2004), " Les Indicateurs Liés à la Mise en Œuvre des Cadres Stratégiques de Lutte contre la Pauvreté ", Stateco, N°98, pp. 51-72.
Cling Jean-Pierre, Razafindrakoto Mireille, Roubaud François (dir.) (2003), Les Nouvelles Stratégies Internationales de Lutte Contre la Pauvreté, D.I.A.L. – I.R.D. – Economica, Paris.
Foster J. E., Greer J., Thorbecke E. (1984), " A Class of Décomposable Poverty Mesures ", Econometrica, N°2, pp. 761-766.
Gadrey Jean (2002), " De la Croissance au Développement – A la Recherche d’Indicateurs Alternatifs ", Futuribles, N°281, Décembre, pp. 39-71.
Lautier Bruno (2002), " Pourquoi Faut-il Aider les Pauvres ? Une Etude Critique du Discours de la Banque Mondiale sur la Pauvreté ", Revue Tiers Monde, T. XLIII, N° 169, Janvier-Mars, pp. 137-165.
République de Madagascar (2003), Document de Stratégie de Réduction de la Pauvreté, S.T.A., Antananarivo, Juillet 2003.
__________ (2004a), Document de Stratégie de Réduction de la Pauvreté - Premier Rapport Annuel de Mise en Oeuvre, Tome 1, S.T.A., Antananarivo, Juillet 2004.
__________ (2004b), Document de Stratégie de Réduction de la Pauvreté - Premier Rapport Annuel de Mise en Oeuvre, Tome 2, S.T.A., Antananarivo, Juillet 2004.
__________ (2005a), Document de Stratégie de Réduction de la Pauvreté - Rapport Annuel de Mise en Oeuvre 2004, Tome 1, S.T.A., Antananarivo, Juin 2005.
__________ (2005b), Document de Stratégie de Réduction de la Pauvreté - Rapport Annuel de Mise en Oeuvre 2004, Tome 2, S.T.A., Antananarivo, Juin 2005.
__________ (2005c), Document de Stratégie de Réduction de la Pauvreté, Mise à Jour, S.T.A., Antananarivo, Juin 2005.
__________ (2006), Document de Stratégie de Réduction de la Pauvreté - Rapport Annuel de Mise en Oeuvre 2005, Tome 2, S.T.A., Antananarivo, Juin 2006.
Roubaud François (2000), "Le Projet Madio à Madagascar. Objectifs, Démarche, Résultats ", Stateco, N°95-96-97, pp. 8-25.

Thursday, October 12, 2006

La Bonne Voie ?

UPDATED BY SHADOW AT : Saturday, October 14, 2006 - 6:30 PM

Dans le précédent post, nous ne nous sommes pas posé la question, qu'est-ce que nous pouvons apprendre d'un nobel comme E. Phelps pour analyser une petite économie comme celle de Madagascar. En fait, s'il y a un thème intéressant, et bien ce sera celui de la croissance économique (E. Phelps a consacré un grand nombre de ses travaux sur les politiques de croissance à long terme). Cette question de la croissance est cruciale notamment dans l'optique de la réduction de la pauvreté. Quand les responsables crient urbi et orbi qu'ils veulent atteindre les Millenium Development Goals - M.D.G. (ou Objectifs de Développement du Millénaire - O.D.M.) dont le premier est la réduction de moitié de la pauvreté en 2015, cela sous-entend qu'il faut atteindre un certain niveau de croissance. En écoutant les discours officiels (à l'instar du discours du Numéro Un de l'Exécutif ou des propos du Ministre des Affaires Etrangères) et en regardant de près les programmes de politiques publiques, nous ne sommes pas loin de se demander si les responsables savent ce qu'ils disent et ce qu'ils écrivent.
I. La croissance : une condition nécessaire pour réduire la pauvreté ...
L'établissement de liens entre la croissance économique et la réduction de la pauvreté correspond à ce qui est généralement qualifiée de thèse de trickle down. En général, les économistes reconnaissent cette thèse et considèrent que la croissance sert dans la réduction de la pauvreté. En fait, là où il y a surtout des divergences de points de vue, c'est quand il faut prendre en considération la question des inégalités. De nombreuses études économétriques, depuis celles de Montik Alhuwalia [1976] aux travaux de Klaus Deininger et Lyn Squire [1998], ont cherché à établir des liens entre croissance-inégalités-pauvreté. Les multiples interprétations de ces travaux conduisent à des querelles quasi sans fin sur la place que devraient occuper les politiques de redistribution dans les stratégies de réduction de la pauvreté. Cela dit, il semble que depuis les travaux de David Dollar et Aart Kraay [2000], la littérature économétrique accorde plus d'importance à l'effet-croissance qu'à l'effet-inégalités dans la réduction de la pauvreté. En d'autres termes, du fait d'une certaine neutralité de la croissance en termes d'inégalités des revenus, il serait plus judicieux de mettre surtout l'accent sur les objectifs de croissance.

Source : François Bourguignon [2004, p. 32]

Pour notre part, nous n'allons pas trancher sur les divergences quant à l'importance que joue le rôle des inégalités, nous allons juste prendre en considération la thèse générale de trickle down. Cela signifie que nous reconnaissons bien volontier que l'inégalité et les politiques de redistribution affectent la pauvreté tel que le montre ci-dessus le Triangle de François Bourguignon [2004], mais ce qui nous interesse, c'est d'avoir à l'esprit que la croissance est cruciale pour réduire la pauvreté.
Sur ce plan justement, il est à noter la forte ambition du Poverty Reduction Strategy Paper - P.R.S.P. (ou Document de Stratégie de Réduction de Pauvreté - D.S.R.P.) : l'objectif de réduction de moitié de la pauvreté à Madagascar a été ciblé en 2003 (lors de la rédaction du document) pour être atteint dès 2013, soit avant l'échéance de 2015 fixée dans les M.D.G. par les Nations Unies. Rappelons que cet objectif consiste à ramener le taux de pauvreté à 34.2% de la population totale (c'est-à-dire la proportion de population vivant dans la pauvreté absolue). Ainsi, pouvons-nous lire : " Ayant opté pour un développement rapide et durable, Madagascar envisage de dépasser cet objectif du Millénium et de réduire de moitié le taux de pauvreté dans 10 ans, soit en 2013 " [République de Madagascar : 2003, p. 51]. Cet ambitieux objectif a été revisé à la baisse avec la révision du P.R.S.P. en 2005 qui fixe le taux de pauvreté à atteindre en 2015 à 36.80% de la population. Ces chiffres sont recapitulés dans le tableau ci-dessous : la deuxième colonne correspond à l'évolution de la pauvreté qui suivrait les M.D.G. ; la troisième colonne montre les objectifs du P.R.S.P. inititial et la dernière colonne : les objectifs revisés.


Les stratégies qui sont à mettre en oeuvre pour atteindre ces objectifs tablent sur une forte croissance. En fait, nous constatons une consécration de la croissance économique comme condition majeure de réduction de la pauvreté à Madagascar. Certes, dans la version mise à jour du P.R.S.P. en 2005 [République de Madagascar : 2005], des scénarii ont été établis différemment suivant les paramètres relatifs à la redistribution et avec un même niveau de croissance. Mais que ce soit pour la version initiale de 2003 [République de Madagascar : 2003] ou la pour la version mise à jour, la croissance joue bien le rôle central dans la réduction de la pauvreté. Plus précisément, en rédigeant le P.R.S.P. en 2003, les policy makers (responsables politiques) estimaient qu'il faut une croissance économique moyenne annuelle de 9.3% pour attindre l'objectif de réduction de pauvreté dès 2013. S'il fallait se contenter des objectifs internationaux des M.D.G., alors il faudrait une croissance moyenne de 8%. Lors de la révision du P.R.S.P. en 2005, l'objectif de taux de pauvreté de 36.80% en 2015 a été fixé en sachant qu'il faut une croissance de 8% en moyenne annuelle pour les dix prochaines années. En somme donc, l'ambitieux objectif des policy makers à Madagascar exige une forte croissance tel que le souligne le Numéro Un de ces derniers : " (...) il faut oser placer la barre très haut : taux de croissance d'au moins 8% (...). Ce sont des objectifs ambitieux mais réalistes si nous agissons ensemble sans état d'âme, sans tergiversation et sans velléités politiques primaires " [République de Madagascar : 2003, p. II].
II. ... mais une condition considérée de manière irréaliste et laissant plus que sceptique
Faisons une petite retrospective de la croissance économique à Madagascar pour évaluer le réalisme d'un objectif d'une croissance moyenne d'au moins 8% : l'idée étant de voir si eu égard des expériences dans le passé, en termes de croissance, ambitionner un taux de 8% a un sens. Si nous nous plaçons dans une optique de long terme, nous verrons que la croissance économique annuelle est très faible en ce qui concerne Madagascar. Observons les 25 dernières années : la croissance moyenne annuelle pour la période 1981-2006 (nous prenons l'année 1981, car c'est une année symbolique en ayant vu débuter effectivement les relations de Madagascar avec les Institutions de Bretton Woods et surtout le F.M.I.) est de seulement 1.96% pour Madagascar. En 25 ans, la croissance n'a dépassé les 8% (représentée par la droite en rouge, ci-dessous) qu'au cours de la seule année de 2003. En fait, comme le montre le graphique ci-dessous, cette croissance n'a jamais été soutenue car saccadée à cause des évènements comme les crises politiques (en 1991, en 2002) ... Par ailleurs, les analystes ont toujours eu du mal à comprendre le mécanisme même de la croissance à Madagascar : " la plupart des grands économistes (...) ont été conduits à exclure Madagascar de leurs échantillons de pays ou à le considérer comme un point abérrant tant les facteurs explicatifs de la croissance, classiques ou moins classiques, ne s'appliqueraient pas aux trois décennies de régression du Pib par tête dans la Grande Ile ", pouvons-nous lire dans la Revue Economie de Madagascar [1998 : p. 4].

Sources : F.M.I., Nos propres calculs.

Ainsi, est-il préférable de regarder ce qui se passe dans un laps de temps plus court (trois ans par exemple). Dans cette optique, regardons la meilleure période de croissance à Madagascar avant l'élaboration par les policy makers du P.R.S.P. : celle de 1997-2000 s'impose. En effet, durant celle-ci, Madagascar a enregistré une croissance économique moyenne annuelle de 4.5%. Il est aussi à noter que cette période a vu la situation macroéconomique se stabiliser. Donc là, nous pouvons déjà dire que fixer un objectif de croissance annuelle de plus de 8% relèverait d'une certaine utopie. Quand dans le passé, la moyenne est de moins de 5% dans un contexte macroéconomique assez favorable, passer à 8% n'est pas évident. Mais pour se rendre vraiment compte de l'irréalisme de l'objectif de croissance pour réduire la pauvreté, regardons ce qui s'est effectivement passé au cours des dernières années, lorsque le P.R.S.P. a été mis en oeuvre. En effet, nous pourrions peut être tenté de penser que justement le P.R.S.P. a été établi pour apporter du changement par rapport au passé et offrir une forte croissance. Le P.R.S.P. est censé arriver à terme cette année 2006, et si nous en faisons le bilan pour calculer le taux de croissance moyenne de la période 2002-2006, nous avons un chiffre de 6.08%.
Mais de notre point de vue, prendre en considération l'année 2003 et la croissance de 9.8% de cette année est assez irréaliste. Madagascar a connu une croissance négative de -12.7% en 2002 sans que les structures productives aient connu une dégradation. Cette croissance négative est imputable à un arrêt des activités durant des mois. Donc, il est tout à fait normal si le rythme de croissance dès la reprise en 2003 est fort, vu le niveau d'activités très faible de 2002. Si nous voulons réellement évaluer la croissance observée dans le cadre de la mise en oeuvre du P.R.S.P., nous devons considérer les périodes où le contexte macroéconomique ne connaît pas de perturbation trop importante. Dans ls conditions (normales), il serait logique de calculer le taux de croissance moyenne de la période 2003-2006, ce qui nous donne 4.83%. En enregistrant une croissance économique de 4.83% en moyenne annuelle entre 2003 et 2006, Madagascar évolue très loin de la trajectoire que ses policy makers ont défini. En d'autres termes, l'ambition affichée afin de ramener le niveau le taux de pauvreté à 34.2% en 2013 ou en 2015, même si elle est revisée en 2005 (objectif de 36.8% en 2015) est plus que compromise car celle-ci exige une moyenne de 9.3% ou 8% (et encore quand nous partons de 2003).

Un exercice de simulation du taux de pauvreté tel qu'il figure sur le tableau ci-dessus nous donne une idée de cette évolution loin de la trajectoire dessinée par les policy makers. La simulation est donnée par un modèle, qui pour des raisons de protection de la propriété intellectuelle, ne sera pas détaillée ici. Disons juste qu'il s'agit d'un modèle assez pointu et que nous surnommerons "Shadow 3.0". Nous retiendrons trois hypothèses. Le Scenario I correspond à la moyenne annuelle de croissance de 6.08% observée entre 2002 et 2006 même si nous avons dit que c'est un scénario peu vraisemblable au vu du contexte peu normal de 2002-2003. Le Scenario II est établi sur la base de la croissance moyenne annuelle de 4.83% de la période 2003-2006. Le Scenario II nous donne donc ce que serait le taux de pauvreté en 2013 et en 2015 si la croissance suit la même tendance que ce que nous avons observé entre 2003 et 2006. Enfin, le Scenario PRGF part de l'hypothèse de croissance pour les prochaines années, retenue par le cadrage macroéconomique [F.M.I. : 2006] de l'accord P.R.G.F. avec le F.M.I. conclu en Juillet 2003 [cf. à quoi jouent-ils]. L'hypothèse de croissance retenue par le F.M.I. est une croissance moyenne annuelle de 5.6% pour la période allant de 2007 à 2011. Les résultats que nous obtenons nous situent vraiment loin de l'objectif de réduction de pauvreté tant vanté depuis 2003. La pauvreté affecterait encore environ 50% de la population en 2015 contrairement à l'objectif initial de moins de 30%. Le P.R.S.P. était attendu pour poser les bases de la croissance forte et arrivé à son terme, il a donné un résultat décevant sur ce plan. Qu'en sera-t-il de de son successeur le M.A.P., pas encore bouclé mais qui est néanmoins élaboré dans la même moule que son prédécesseur.
Références
Alhuwalia Montik (1976), " Inequality, Poverty and Development ", Journal of Development Economics, N°6, pp. 307-342.
Bourguignon François (2004), " Le Triangle Pauvreté – Croissance – Inégalités ", Afrique Contemporaine, N°211, Automne 2004, pp. 29-56.
Cogneau Denis, Roubilliard Anne-Sophie (2001), " Croissance, Distribution et Pauvreté : un Modèle de Micro-Simulation en Equilibre Général Appliqué à Madagascar ", Document de Travail, DT/2001/19, D.I.A.L., Paris.
Deininger Klaus, Squire Lyn (1998), " New Ways of Looking at Old Issues : Inequality and Growth ", Journal of Development Economics, N°57, pp. 259-287.
Dollar David, Kraay Aart (2000), " Growth is Good for the Poor ", Working Paper, N°2587, World Bank, Washington D.C., April.
F.M.I. (2006), Request for a Three-Year Arrangement Under the Poverty Reduction and Growth Facility And Activation of the Trade Integration Mechanism, I.M.F. Country Report N°06/306, Washington, August.
République de Madagascar (2003), Document de Stratégie de Réduction de la Pauvreté, S.T.A., Antananarivo, Juillet 2003.
__________ (2005), Document de Stratégie de Réduction de la Pauvreté, Mise à Jour, S.T.A., Antananarivo, Juin 2005.
Revue Economie de Madagascar - Perspectives Macroéconomiques et Politiques Publiques : la Question Fiscale, N°3, Instat - B.C.M., Antananarivo, Octobre 1998.

Tuesday, October 10, 2006

Phelps Edmund S. : Nobelisé

Et le gagnant 2006 est Edmund Phelps ! La cérémonie d'attribution (le 10 décembre, date d'anniversaire de la mort d'Albert Nobel) des Prix Nobel n'est pas aussi intense que celle pour un Oscar en terme de suspens, car les lauréats sont connus à l'avance. Par contre, l'attente tient en haleine pour ce qui est du Prix Nobel de Sciences Economiques, bon nombre d'économistes, durant notamment le mois de septembre qui précède l'officialisation du nom du lauréat. Juste une remarque sur ce terme : en fait, ce titre est un peu un abus de langage car il n'y a pas de Prix Nobel de Sciences Economiques proprement dit. Ce qui est assimilé à un Prix Nobel de Sciences Economiques est le Sveriges Riksbank Prize in Economic Sciences in Memory of Alfred Nobel (ou Prix de la Banque de Suède de Sciences Economiques en Mémoire d'Albert Nobel). Pour cette année 2006 donc, l'heureux élu est Edmund S. Phelps. Résumer les oeuvres de E. Phelps en un seul post est un peu réducteur et d'ailleurs, c'est pratiquement impossible. Pour s'en convaincre, souvenons-nous par exemple, qu'il y a excatement 5 ans (5-6 octobre 2001), il a bien fallu un certain nombre d'économistes de renoms (Jo Stiglitz, Roman Frydman, David Laibson, ...) pour se pencher sur les travaux de E. Phelps au cours d'une conférence en son honneur à la Columbia University. Contentenons-nous alors d'évoquer quelques aspects de ces travaux.
L'attribution du Prix Nobel est motivée par les travaux de E. Phelps par rapport aux arbitrages intertemporels des politiques macroéconomiques. E. Phelps a contribué au développement de la macroéconomie au cours des 40 dernières années, en proposant une macroéconomie micro-fondée. Ses travaux sont encore aux frontières des champs de recherche contemporaine en la matière. Nous devons essentiellement à E. Phelps le concept original de taux de chômage naturel [1967] qu'il a défini bien avant Milton Friedman [1968]. Parmi ses innovations, citons également les concepts de règle d'or de l'accumulation [1961 ; 1966], de niveau de salaires d'efficience [1968], ... E. Phelps est également célèbre pour ses prises de positions critiques vis-à-vis des paradigmes macroéconomiques dominant des années 60, notamment le keynésianisme basé sur le modèle IS-LM. Le fait qu'il ait introduit sa propre approche de la théorie des anticipations rationnelles a bouleversé la macroéconomie. E. Phelps est aussi considéré comme un pionnier de l'introduction dans le raisonnement macroéconomique des concepts comme l'asymétrie des informations et les complications que cela induit.
Bien que considéré comme d'obédience keynésienne, E. Phelps n'est pas de la lignée des keynésiens de première heure, mais plutôt de celle des néo-keynésiens. Ses travaux ont été repris et développés par les néo-classiques à l'image de son théorème sur les économies dynamiquement inefficientes repris par David Cass [1972]. Il en est de même de sa parabole des îles qui a été reprise par Robert Lucas [1972] dans son célèbre modèle des cycles d'affaires réels basés sur les anticipations rationnelles. Bien sûr, les auteurs keynésiens (au sens large de la famile keynésienne) se sont aussi basés sur les travaux de E. Phelps. Il en est ainsi de Joseph Stiglitz [1984] qui a développé son modèle de salaire d'efficience. Lawrence Summers et Olivier Blanchard [1985] ont testé l'hypothèse de l'hystérisis. Nous retrouvons également dans les travaux de Charles Jones [1995] les idées de E. Phelps sur le rôle des progrès technologiques et le niveau d'instruction de la population dans l'analyse des politiques de croissance de long terme.
Pour en savoir plus, la Banque de Suède a établi une note présentant les contributions de E. Phelps au développement de la macroéconomie. Le CV de E. Phelps lui-même offre un panorama de ses écrits : ouvrages et articles.
Références
Blanchard Olivier, Summers Lawrence(1985), " Hysteresis and European Unemployemt Problem " in Fischer Stanley (ed.), NBER Macroeconomics Annual, 1.
Cass David (1972), " On Capital Overaccumulation in the Aggregative, Neoclassical Model of Economic Growth : a Complete Characterization ", Journal of Economic Theory, 4, 1972, pp. 200-223.
Friedman Milton (1968), " The Role of Monetary Policy ", American Economic Review, 58, pp. 1-17.
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Friday, October 06, 2006

De la Crédibilité de la Politique Monétaire

Il y a six semaines, la Banque Centrale de Madagascar (B.C.M.) a réduit son taux directeur de 16% à 12% (Instruction N° 001-CR/06 du 14 août 2006). Naturellement, les articles de presse (écrite ou sur internet) ont traité ce sujet avec plus ou moins de justesse dans leur analyse. Et il y a bien sûr des articles qui feront sourire les gens dotés d'un minimum de culture économique. Par exemple si nous nous fions à celui de Aody, nous serons dérouté du fait de la contradiction manifeste qu'il contient. A un moment, l'auteur parle d'une réduction des investissements à cause de la chèreté du crédit et à la fin, il avance que les prêts ont connu une évolution positive. Mais il y a aussi des articles qui ont donné des éléments d'argumentation cohérents comme l'article dans Les Nouvelles, même si les hypothèses ne sont pas toujours valables (nous verrons cela plus loin).
En tout cas, si nous évoquons maintenant (seulement) ce sujet, c'est parce que ces derniers jours, les journaux (L'Express ; Le Quotidien ; Tribune) sont revenus là-dessus en se questionnant sur les effets que cette baisse exerce sur les taux des banques primaires ou plutôt en constatant l'absence d'effet. Ce post peut se résumer à une seule question et à sa réponse : faut-il s'étonner si les banques primaires sont frileuses à l'idée de suivre la B.C.M. dans la baisse des taux ? Non. Pour étayer cette position, nous étudierons dans un premier temps l'existence d'une corrélation entre le taux de la B.C.M. et les taux des banques. Dans un second temps, nous verrons les points qui bloquent actuellement le mécanisme de corrélation entre le taux directeur de la B.C.M. et les taux des banques primaires.
I. La corrélation entre le taux directeur de la B.C.M. et les taux des banques primaires
D'abord, parlons du mécanisme qui lie le taux directeur de la B.C.M. et les taux appliqués par les banques primaires.
Dans leur activité de financement de l'économie, les banques de second rang peuvent avoir des besoins de liquidité. Dans ce cas, elles se tournent vers la banque centrale qui les refinance à un certain coût. Depuis août 1999, ce refinancement des banques primaires se fait exclusivement à l'open market, c'est-à-dire à travers des interventions de la B.C.M. sur le marché monétaire par la vente ou l'achat de titres. Ce recours à l'open market est un prolongement logique d'un changement de philosophie de la politique monétaire perceptible depuis le milieu des années 90 et consacrant l'utilisation des instruments indirects au détriment des instruments directs. Tout cela pour dire que le taux directeur de la B.C.M. n'est pas le taux de refinancement des banques primaires proprement dit. Le taux de refinancement est le taux moyen pondéré de certains bons de trésor, taux qui varie lui-même selon les taux de rendement des Bons de Trésor par Adjudication (B.T.A.). Toutefois, lorsque la Direction Générale du Trésor établit ces taux de rendement de ses bons, elle se refère au taux directeur de la B.C.M., ce qui revient à dire qu'in fine, le taux de refinancement est lié au taux directeur.
Une fois le lien entre le taux de refinancement et le taux directeur expliqué, passons maintenant à l'explication entre le taux de refinancement et les taux pratiqués par les banques. Cela nous ramène à la notion de pari bancaire sur laquelle se base la gestion des banques. Lorsque le système bancaire assure ses activités de financement de l'économie en effectuant des opérations de crédit, il escompte que les recettes récoltées grâce aux intérêts sur ces crédits octroyés soient supérieures aux coûts à supporter du fait de la gestion de ces crédits et surtout du fait des emprunts en monnaie centrale (emprunts auprès de la banque centrale) qu'il devra faire. Les banques doivent alors tenir compte à la fois du taux des intérêts débiteurs (intérêts payés par les clients sur les crédits distribués), du taux des intérêts créditeurs (intérêts servis par les banques sur les dépôts des clients) et enfin du taux de refinancement. Pour avoir des bénéfices, les banques primaires cherchent à ce que les intérêts réçus l'emportent sur les intérêts versés et les charges de refinancement et fixent dans cette optique leurs taux de base.
Ainsi donc, nous devrions avoir théoriquement une certaine corrélation entre le taux directeur de la B.C.M. et les taux appliqués par les banques primaires. Pour vérifier l'existence de ce lien, un petit exercice de régression peut nous être utile. Nous chercherons à établir des relations statistiques qui expliquent la variation des taux des banques primaires par la variation du taux directeur à partir des données de la B.C.M. depuis août 1999 (et l'entrée en vigueur du nouveau système de refinancement). Etant donné qu'il y a une multitude de taux en vigueur au sein des banques de second rang, prenons les taux de base et plus pécisément le taux de base minimum car c'est celui qui fluctue le plus (par rapport au taux de base maximum). Là, nous prenons le contre-pied de la plupart des observations économétriques [exemple C.E.E. : 2000] qui considèrent plutôt le taux de base maximum en avançant l'idée que le taux de base minimum correspond surtout à des taux de faveur (à destination des employés des banques, ...). En fait, cette dernière hypothèse généralement admise n'est pas ici remise en cause mais seulement complétée par celle qui considère que les banques ne procéderont pas à des opérations à perte même si ce sont des opérations de faveur. Comme variable explicative donc, nous avons le taux directeur de la B.C.M. que nous appelons Centrale et comme variable expliquée : le taux de base minimum des banques de second rang que nous dénommons Primaires. Nous avons alors la relation linéaire suivante :


Primaires = 4.8713 + 0.6451 Centrale
R² = 0.7097


Ce petit exercice de régression est statistiquement significatif (compte tenu des valeurs de test de Fisher que nous avons) et les coefficients estimés sont également statistiquement significatifs (selon les valeurs de test de Student que nous observons). Donc, si nous nous basons sur ce modèle de régression, nous pouvons dire que le taux de base minimum des banques primaires évolue dans le même sens que le taux directeur de la B.C.M. (coefficient positif) mais que l'ampleur d'une variation du taux de banques primaires est moindre que celle de la variation du taux directeur (pente de la droite de régression <1).
Seulement nous ne pouvons pas nous contenter de cet exercice économétrique. Il nous faut nous demander si cette relation mathématique est mécanique. En d'autres termes, il serait pertinent de voir si le comportement des banques correspond uniquement à des motivations purement monétaires. Et il s'avère que si nous raisonnons en terme purement mécanique, les banques ne suivraient que partiellement les manipulations par la B.C.M. de son taux directeur. La corrélation constatée sur le plan statistique est donc le fruit d'une entente entre cette dernière et les banques secondaires. Comme le dit Jen-François Gautier [1997, p. 11] : " si l'évolution des taux de base semble (...) plus ou moins suivre celle des taux directeurs, ceci est uniquement le fait d'un accord tacite existant entre les banques de second rang et la banque centrale ". D'ailleurs, si nous revenons à notre modèle de régression, nous pouvons retrouver cette explication. En effet, nous avons un coefficient de corrélation multiple certes élevé (R²= 0.7097) mais qui reste toutefois bien en deçà de 1. Cela signifie que le pouvoir explicatif de notre modèle est relativement moyen : l'évolution du taux directeur de la B.C.M. explique bien celle du taux de base (minimum) des banques mais il reste une part non négligeable d'explication de l'évolution de ce dernier qui échappe au modèle.
II. La manipulation du taux directeur : une politique aux limites prévisibles
Allons encore un peu plus loin, pour voir quelles sont les conditions pour que la manipulation du taux directeur de la B.C.M. ait un effet-prix, c'est-à-dire pour que les taux des banques primaires en soient modifiés.
Un premier point à analyser concerne la nature de la dépendance des banques primaires vis-à-vis de la banque centrale. Pour saisir l'importance de ce point, revenons en arrière pour regarder ce qui s'est passé quand la B.C.M. a adopté une politique monétaire restrictive en 2004 en procédant à 3 hausses du taux directeur en moins de 5 mois (en avril, en juin, en septembre 2004), portant la valeur de ce taux à 16% contre 7% auparavant. Dans le cas d'une manipulation à la hausse du taux directeur, nous savons que cela ne sert à rien que la banque centrale veuille influencer le mécanisme de refinancement des banques primaires si ces dernières n'éprouvent pas ce besoin de refinancement. Autrement dit : si les banques primaires sont en état de surliquidité, une situation qualifiée encore de situation hors banque. Cette absence de dépendance naturelle des banques est compensée par une dépendance artificielle par le biais du mécanisme des réserves obligatoires (R.O.). Cet instrument oblige les banques à constituer des dépôts non rémunérés, c'est-à-dire à conserver une fraction des valeurs inscrites dans leur bilan sous formes de monnaie centrale, la fraction étant définie par le coefficient des réserves obligatoires fixé par la banque centrale.

Excès de réserves constituées par rapport aux réserves requises

Source : Banque Centrale de Madagascar.

La baisse du taux directeur de la B.C.M. qui escompte une stimulation des crédits octroyés par les banques primaires ne peut pas faire fi de la situation réelle de la liquidité de ces dernières. Le graphique ci-dessus donne l'évolution du ratio de l'excédent de liquidités des banques par rapport aux réserves requises : un ratio qui traduit l'efficacité de la mise sous dépendance des banques primaires. Nous constatons que la capacité de capacité monétaire des banques est fortement amoindrie depuis juin 2004. Bien sûr, nous pouvons toujours penser que même si les banques disposent des liquidités limitées, elles pourraient prêter grâce à un refinancement auprès de la banque centrale. Toutefois, l'objetif du pari bancaire est de minimiser les charges et partant de là, de limiter le recours à la banque centrale (qui engendre des charges). Ainsi, il aurait été plus logique de la part de la B.C.M. d'associer la baisse de son taux directeur avec des actions sur les réserves obligatoires : une baisse du coefficient et/ou un retrécissement de l'assiette des encaisses qui font l'objet de cet instrument. D'ailleurs, les mots de certains banquiers à Madagascar vont dans ce sens : " la baisse du taux directeur doit être accompagnée de celle du taux de réserves obligatoires " soutient (l'ancien) numéro un de l'institution bancaire B.N.I.-Madagascar, Dominique Tissier (L'Express).
Mais l'effet-prix (effet sur les taux des banques) d'une manipulation du taux directeur n'est pas que mécanique avons-nous dit dans la première partie. Une action de la B.C.M. sur son taux directeur est avant tout un signal émis à l'encontre des agents économiques : l'Etat (à travers la Direction Générale du Trésor, ...), les institutions financières (bancaires, ...), ... Un relèvement du taux directeur peut-être inteprêté comme le constat et/ou l'anticipation de constat de déséquilibre macroéconomique, notamment la résurgence d'une tension inflationniste. Une manipulation à la baisse du taux directeur est, par contre, motivée par le constat et/ou l'anticipation de constat d'une situation macroéconomique plus saine (surtout par rapport à l'inflation), mais c'est aussi un signe pour relancer l'activité. De la crédibilité de l'emetteur du signal (la B.C.M.) dépend sa réception par les agents économiques. En économie monétaire (comme en politique économique en général), la crédibilité de la banque centrale (ou de tout autre policy maker ou décideur public) est tout un concept surtout depuis que Finn E. Kydland et Edward C. Prescott [1977] ont traité cette question dans le cadre du thème de l’incohérence temporelles des politiques discrétionnaires et depuis que Robert J. Barro et David B. Gordon [1983] ont peaufiné l’approche dans le cadre de la politique monétaire. Plus précisément, la crédibilité des autorités monétaires exige deux conditions. D'un côté, il faut que ces autorités soient des quantitativistes pures, c'est-à-dire qu'elles s'en tiennent essentiellement (pour ne pas dire exclusivement à l'objectif de stabilité des prix (parfois au détriment d'autres objectifs, par exemple comme ceux du carré magique de Nicolas Kaldor : objectif de croissance, de stabilisation de la balance extérieure, de réduction du chômage). D'un autre côté, il faut que ces autorités fassent preuve d'indépendance dans le cadre de ce que l'orthodoxie qualifie de constitutionnalisme économique.
Si les banques primaires ne suivent donc pas la B.C.M. depuis six semaines, c'est qu'elles peuvent considérer cette dernière comme non crédible. Certains faits mettent d'ailleurs à mal la crédibilité de la banque centrale eu égard de son indépendance. Rappelons-nous de ce qui s'est passé lors de la cérémonie de présentation de voeux des corps diplomatiques à Iavoloha en janvier 2003. Dans son discours, le numéro un de l'Exécutif Malagasy a clairement dit : " omena baiko ny banky foibe ampidina ny taux d'intérêt " (ndlr : " je donne l'ordre à la banque centrale d'abaisser son taux d'intérêt "). Cet événement peut paraître anécdotiique mais la situation témoigne quand même d'une certaine mise sous tutelle de la banque centrale. Mais le problème va bien au-delà. En effet, il y a bien eu une mauvaise gouvernance macroéconomique du fait des relations entre autorités politiques (Ministère de l'Economie, des Finances et du Budget) et autorités monétaires (B.C.M.) tel que l'a fait signifié le F.M.I. [2004, p. 8]. Cette mauvaise gouvernance envoie une mauvaise image de la B.C.M., ce qui a forcément porté atteinte à la crédibilité de cette dernière.
Par ailleurs, les difficultés qu'a éprouvé la B.C.M. pour stabiliser la tension inflationniste des trois dernières années entraînent des méfiances quant à la capacité même de la B.C.M. (son côté quantitativiste). Il est de plus en plus difficile de croire que la B.C.M. a une bonne appréciation de la situation lorsqu'elle estime que : " la politique monétaire, tout en restant prudente, peut être davantage orientée vers l'appui de l'investissement et de la croissance économique " (L'Express). D'ailleurs, les banques ne regardent pas que l'aspect monétaire pour évaluer la situation de l'environnement des affaires. Or sur ce plan, les enquêtes les plus sérieuses dénotent une détérioration de cet environnement des affaires à Madagascar. Dans un précédent post (How About Bizinesy), nous avons parlé du recul de Madagascar dans le classement de la Banque Mondiale. Ce même recul est observé dans le classement du World Economic Forum. Ainsi, si les banques décident d'abaisser leur taux de base pour faciliter l'octroi des crédits dans un environnement peu favorable, les projets bancables augmenteront forcément sans que des conditions pour la viabilité de ces projets soient assurées.
Enfin, ...
L'annonce de la baisse du taux directeur de la B.C.M. est un signal avons-nous vu. Un signal qui aurait pu être celui d'une action en vue de stimuler les investissements. Jusqu'à présent, les banques ne suivent pas la banque centrale. Peut-être que demain, elles vont procéder à des baisses de leur taux de base. Mais même si nous sommes en présence d'une baisse, rien ne garantit que les banques augmenteront le nombre des crédits. Quand les banques étaient très hors banque, c'est-à-dire quand elles disposaient d'excédents de liquidité importants, elles ne consacraient que moins de la moitié de leurs activités au financement de l'économie [D.G.E. : 2004, p. 4] et tiraient une grande partie de leurs revenus des activités de trésorerie (grâce aux B.T.A. émis par la Direction Générale du Trésor). La restriction de leurs moyens (à travers le mécanisme des R.O.) a changé cette donne mais n'a pas introduit une modification révolutionnaire dans la motivation des banques qui cherchent avant tout à maximiser leurs gains en minimisant les risques. Une gestion des finances publiques plus saine (contrairement à ce qui est constaté ces dernières années) est donc exigée pour réduire l'émission de B.T.A. par la Direction Générale du Trésor. Et surtout, ce qui importe ce n'est pas la baisse des taux (de la B.C.M. et/ou des banques primaires), mais c'est bien de trouver des solutions plus efficaces pour améliorer l'environnement général des affaires, ce qui entraînerait facilement les banques à suivre le mouvement. Mais au vu de la tendance qui est au recul concernant cet environnement des affaires, les défis paraissent colossaux.
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